Le Loup
Écrit par Hermann Hesse (1902-1903)
Traduit par Edmond Beaujon
On n'avait encore jamais vu, dans le Jura français, un hiver
aussi long et aussi terriblement froid. Depuis des semaines, le temps
se maintenait clair, sec et glacé. Pendant la journée,
les vastes pentes neigeuses d'un blanc pâle s'étendaient
à l'infini sous un ciel éblouissant. La nuit, une
petite lune claire se levait sur ces étendues, une cruelle
lune glacée à l'éclat jaune et dont la forte
lumière bleuissait, assourdie, au contact de la neige et
prenait l'apparence de la gelée elle-même. Les gens
évitaient tous les chemins, spécialement sur les
hauteurs; pestant contre le temps, ils restaient paresseusement
dans les chaumières des villages dont les fenêtres
rougeoyantes paraissaient, de nuit, enfumées dans la
lumière bleutée de la lune et ne tardaient pas à
s'éteindre.
Ce fut une période très dure pour les animaux de la
contrée. Les plus petits mouraient de froid en masse, même
les oiseaux succombaient au gel et leurs maigres dépouilles
furent la proie des autours et des loups. Cependant, ces derniers aussi
souffraient durement du froid et de la faim. Il ne subsistait que peu
de familles de loups dans cette région et la détresse
les poussa à former une association plus solide. Pendant la
journée, ils sortaient isolément. Ici et là,
l'un d'eux passait dans la neige, maigre, affamé et vigilant,
silencieux et timide comme un fantôme. Son ombre effilée
glissait à ses côtés sur la surface neigeuse. Flairant
le vent, il tendait son museau pointu et poussait de temps à
autre un hurlement sec et tourmenté. Mais le soir, ils
décampaient en troupe et se pressaient autour des villages avec
des gémissements rauques. Là, le bétail et la
volaille étaient sous bonne garde et on avait disposé
des fusils derrière les solides contrevents. Il était
rare qu'ils tombent sur quelque petite proie, un chien, par exemple, et
déjà deux membres de la troupe avaient été
tués.
Le gel ne se relâchait pas. Souvent, les loups restaient
couchés ensemble, se réchauffant mutuellement, silencieux
et méditatifs, oppressés, dressant l'oreille dans ce
morne désert jusqu'à ce que l'un d'eux, avec un sinistre
hurlement, se levât tout à coup en sursaut, cruellement
torturé par la faim. Alors les autres loups tournaient leurs
museaux vers lui, tressaillaient et poussaient tous ensemble un terrible
hurlement, à la fois plaintif et menaçant.
Finalement, la plus petite partie de la troupe se décida
à partir. Très tôt le matin, ils quittèrent
leurs tanières, se réunirent et, pleins d'angoisse et
d'agita- tion, s'ébrouèrent dans l'air glacé
de l'aube. Puis ils se mirent à trotter d'une foulée
régulière. Ceux qui restaient les suivirent d'un regard
lointain et vitreux, firent quelques douzaines de pas derrière
eux s'arrêtèrent un moment indécis et perplexes,
puis regagnèrent lentement leurs tanières.
Vers midi, les émigrants se séparèrent. Trois
d'entre eux partirent en direction de l'est et du Jura suisse,
les autres poursuivirent leur route vers le sud. Les trois loups
étaient de belles et vigoureuses bêtes, quoique
terriblement amaigries. Le ventre rentré, au pelage plus clair,
était aussi étroit qu'une courroie; sur le poitrail, les
côtes saillaient pitoya- blement, les gueules étaient
sèches, les regards lointains et désespérés.
Les trois loups pénétrèrent profondément
dans le Jura, dévorèrent le second jour un mouton, le
troisième un chien et un poulain et se virent furieusement
traqués de tout côté par la gent paysanne.
Dans la contrée, qui est riche en bourgs et en villages, se
répandirent l'effroi et la crainte devant ces inhabituels
intrus. Les traîneaux de la poste furent équipés
d'armes à feu et personne n'allait plus d'un village à
l'autre sans se munir d'un fusil. Après un aussi fructueux
butin, les trois bêtes, dans cette région inconnue,
se sentirent à la fois craintives et pleines d'entrain:
elles devinrent plus follement hardies qu'elles ne l'avaient jamais
été chez elles et pénétrèrent
en plein jour dans l'étable d'une métairie. Il y eut
des beuglements de vaches, des craquements de boiseries volant en
éclat, des piétinements de sabots, des souffles ardents
altérés de sang qui remplirent l'étroite et chaude
étable. Mais cette fois-ci, des hommes survinrent; les loups
avaient été mis à prix, ce qui redoubla le courage
des paysans. Ils en tuèrent deux, l'un reçut une balle
dans le cou, l'autre fut abattu d'un coup de hache. Le troisième
s'enfuit et courut jusqu'à ce qu'il tombât, à
moitié mort, dans la neige. C'était le plus jeune et
le plus beau des trois, un fier animal, puissamment musclé et
aux membres agiles. Longtemps il resta couché, respirant avec
peine. Des cercles rouge sang tournoyaient devant ses yeux et, de
temps à autre, il poussait un gémissement sifflant et
douloureux; un coup de hache l'avait atteint au dos. Pourtant, il reprit
des forces et parvint à se relever. C'est alors seulement qu'il
mesura la distance qu'il avait parcourue. On ne voyait nulle part trace
d'hommes ou de maisons. A une courte distance devant lui se dressait
une puissante montagne, couverte de neige: c'était le Chasserai.
Le loup décida de le contourner. Tourmenté par la soif,
il avala de petites bouchées de la croûte durcie et
gelée qui recouvrait la surface neigeuse.
De l'autre côté de la montagne, il rencontra tout de
suite un village. Le soir tombait. Il attendit, caché dans
une épaisse forêt de sapins. Puis il se glissa avec
précaution le long des palissades d'un jardin, guidé
par l'odeur chaude des étables. Il n'y avait personne sur la
route. Craintif et avide, il clignait des yeux du côté
des habitations. C'est alors qu'un coup de feu partit. Le loup releva
brusquement la tête et s'enfuit au pas de course lorsqu'un second
coup retentit. Il était touché. Sur le côté
de son ventre blanchâtre, une tache de sang ruisselait en gouttes
épaisses. Néanmoins, par des bonds énergiques,
il réussit à s'échapper et à gagner la
forêt située derrière la montagne. Là, il
attendit un moment et dressa l'oreille: de deux côtés
à la fois lui arrivaient des voix et des bruits de pas.
Plein d'angoisse, il leva la tête vers la montagne. La pente
en était abrupte, boisée et pénible à
escalader; mais il n'avait pas le choix. Le souffle haletant, il se
mit à gravir la pente escarpée, tandis qu'au-dessous de
lui se déployait le long de la montagne une confusion de voix
qui commandaient, juraient, et de lanternes dont les lumières
bougeaient dans la nuit. Tout tremblant, le loup blessé grimpait
à travers le bois de sapin à demi obscur, tandis que du
sang brunâtre s'écoulait lentement de son flanc.
Le froid avait diminué. A l'ouest, le ciel brumeux faisait
présager une chute de neige.
L'animal exténué avait enfin atteint les hauteurs.
II était arrivé dans un vaste champ de neige
légèrement incliné, près du Mont
Crosin, bien au-dessus du village d'où il s'était
échappé. Il ne ressentait pas la faim, mais une douleur
sourde, tenace, provenant de sa blessure le faisait souffrir. Un
glapissement faible et maladif sortait de sa gueule pendante, son coeur
battait à grands coups douloureux et il sentait la main de la
mort s'appesantir sur lui comme un fardeau indiciblement lourd. Un sapin
solitaire aux larges branches l'attira; c'est là qu'il se coucha,
le regard terne fixé sur la grisaille de la nuit enneigée.
Une demi-heure s'écoula. Alors une lueur d'un rouge pâle
se répandit sur la neige, lueur étrange et douce. Le
loup se dressa sur ses pattes en gémissant et tourna sa belle
tête vers la lumière. C'était la lune, énorme
et rouge comme du sang, qui se levait au sud-est et montait lentement
dans le ciel brouillé. Il y avait plusieurs semaines qu'elle
n'avait été aussi rouge et aussi grande. L'animal mourant
posa tristement son regard sur le disque terne de la lune et laissa
échapper encore une fois dans la nuit un faible et douloureux
gémissement, à peine perceptible.
Il y eut alors des bruits de pas, des lumières. Des paysans
vêtus de gros manteaux, des chasseurs et des jeunes garçons
avec des casquettes de fourrure et des guêtres épaisses
piétinaient dans la neige alentour. Des cris de triomphe
retentirent. On avait découvert le loup agonisant, deux coups
partirent et le manquèrent. Puis ils virent qu'il était
déjà presque mort et ils l'achevèrent à
coups de bâton et de gourdin. Le loup ne sentait plus rien.
Les hommes traînèrent jusqu'à Saint-Imier la
dépouille aux membres brisés. Ils riaient, faisaient
les fanfarons, impatients de boire du schnaps et du café,
chantant et jurant à coeur joie. Aucun d'entre eux ne remarqua la
beauté de la forêt enneigée, ni l'éclat des
hauts plateaux, ni la lune rougeoyante au-dessus du Chasseral, et dont
la faible clarté se réfractait sur le canon des fusils,
sur les cristaux de neige et dans le regard éteint du loup
assommé.